Jour 129 - قەشقەر (China)
Publié le 30 Juin 2013
Col d'Irkeshtam, frontière sino-kirghiz
Six heures du matin au pied du Pamir, a quelques encablures de la frontière chinoise. Il pleut a verse sur Sary Tash. La nuit a été mauvaise, agitée. Les chiens n'ont pas cessé d'hurler dans la nuit venteuse. Le village déshérité, déjà peu avenant par beau temps, prend maintenant des airs glauques et inquiétants. Pas le choix pourtant : il nous faut braver le froid et l'humidité pour tenter d'attraper un camion chinois et passer les barbelés avant ce soir. Des policiers matinaux nous proposent de jouer les taxis jusqu'a la douane pour un prix indécent mais nous leur rions au nez, persuades que le dieu des auto-stoppeurs sera au rendez-vous.
Et ça ne fait pas quinze minutes que nous sommes dehors, tous pouces leves, que deux énormes semi-remorques et leurs idéogrammes sont en approche. Ca s'annonce bien. Sauf que les flics les arrêtent et, vexes qu'on les ait rembarres, ordonnent aux Chinois de ne pas nous embarquer ! Furax et bien décidés a ne pas laisser passer notre train, nous nous ruons sur la voiture de police et, avec nos trois mots de russe, remercions non sans ironie ces shérifs de pacotille de nous laisser partir. Ils n'ont pas le temps de répondre que nous grimpons chacun dans un camion.Yalla ! Nous voila lances vers l'Empire du milieu.
Bye bye Asie centrale
L'asphalte est impeccable. Noyé dans la brume, le paysage laisse quand même entrevoir ci et la quelques troupeaux de yaks et des yourtes défraîchies. Puis la pluie se transforme en neige a mesure que nous grimpons le col de Tonmurun, qui culmine a 3700 mètres d'altitude. Bientôt le brouillard tombe complètement, la route blanchit. La scène devient surréaliste mais nos chauffeurs ne laissent pas transparaître la moindre inquiétude. Nous franchissons la montagne sans encombre.
Le poste frontière kirghiz est en vue. Son passage se révèle une formalité. Mais pour la suite des festivités, nous devons chacun attraper un nouveau camion. Problème : alors que Julie file sa route tranquillement, mon chauffeur est bloque au premier check point chinois. Fouille integrale du convoi. Il me faut a nouveau changer de monture pour poursuivre mon chemin dans le no man's land et rejoindre ma chère et tendre au contrôle des bagages. Avec une heure de retard.
Psy au volant
Passeports a demi-tamponnes, nous voila pares pour la dernière partie du trajet. La pire, tant la route se transforme en mauvaise piste sur les contreforts rougeoyants de l'Ata Tagh. Il reste 160 km a parcourir pour rejoindre le troisième et dernier poste militaire chinois. Ils se feront a 30 km de moyenne. Julie embarque devant moi, tandis que je retrouve mon chauffeur kirghiz. Nous sympathisons dans le chaos autour d'un paquet de graines de tournesol et de quelques cigarettes. Dans le lointain, des caravanes de chameaux se glissent sur les lignes de crête de ce paysage aride et ocre. Envoûtant.
A tel point sans doute que mon chauffeur commence a piquer du nez. Ça fait plus de douze heures qu'il roule et n'a toujours pas fait la moindre pause. Il décide alors de ronfler dans la cabine avant que je ne le réveille une heure plus tard, un poil stresse par les minutes qui s'écoulent. Mais a peine repartis... que nous crevons un pneu. L'état du chemin s'est encore dégradé et il faudra toute la dextérité de mon pilote pour faire passer ses deux remorques sur une route que nos rutilants 4x4 de l'hexagone ne chercheraient même pas a emprunter. "Op op op oppan gangnam style", crie-t-il, hilare, a chaque fois qu'il m'envoie valser dans la cabine.
Arrivee a Kashgar, enfin
Grignotant ma ration de pain sec et de fromage, je percute aussi que Julie n'a rien du avaler depuis ses trois gâteaux a 5 heures du matin. Dans la précipitation, nous avions oublie de nous partager les provisions. Il est 17 heures et le chauffeur m'explique que c'est précisément l'heure a laquelle le dernier poste frontière est censé fermer... pour trois jours. Quand nous arrivons enfin a sa hauteur, une voiturette électrique m'attend avec impatience et deux gardes frontieres qui ont l'air particulièrement inquiets (et presses de rentrer chez eux) : "Your wife is waiting for you !" J'espère bien ! Je retrouve Julie, affamée, arrivée deux heures plus tôt et qui a eu le temps de sympathiser avec la moitie des douaniers du pays.
Il nous reste encore trente kilomètres a faire (en taxi cette fois) pour rallier Kashgar, ville mythique de la Route de la Soie. Après avoir flirte autant de fois avec l'arrêt cardiaque qu'avec un accident grave, nous arrivons dans l'agitation de la métropole. Surprise : avec sa majorité d'ouïghours, c'est encore l'Asie centrale ici, et on voit moins d'yeux brides qu'au Kirghizistan. En revanche, on ne comprend plus un traître mot de ce qu'on nous dit ou de ce qui est écrit. Il nous faudra meme une heure pour dénicher notre guest house. Ça fait quatorze heures que nous sommes partis et la fatigue se fait sentir.
Si l'actualité et les émeutes de ces derniers jours nous ont fait craindre un instant que, comme en 2009, les frontières seraient fermées, nos doutes ont vite été levés. Pour l'instant, aucune tension n'est palpable en ville et nous profitons pleinement du spectacle qui s'offre a nous, du marche des animaux en passant par le marche de nuit et ses fabuleux étals de nourriture, ou ce qui y ressemble. Exit en revanche la vieille ville, dont les bulldozers chinois ont finalement (presque) eu raison au nom de la sacro-sainte modernité de la république populaire. Exit aussi les ânes, voire les vélos, remplaces par des scooters électriques. Kashgar a sans doute perdu de sa magie mais il en reste encore suffisamment pour que nous gardions les yeux écarquillés devant sa fabuleuse agitation. Prochaine étape : la route du Karakorum, superbe, vers le Pakistan. Mais que nos mamans se rassurent : cette fois, nous ne franchirons pas la frontière. La Chine est notre dernier pays. Le plus grand.